La prudence avant l'urgence
Pour une agence de presse être premier, surtout s'il s'agit d'un scoop mondial, c'est très bien. Mais être exact, précis, rigoureux, en un mot fiable, c'est encore mieux.
« Au delà du prestige que procure un scoop mondial, une agence ne doit pas oublier que sa réputation repose d'abord sur la fiabilité. Les abonnés demandent avant tout la diffusion permanente d'informations sûres sur les événements quotidiens quelle que soit leur importance, et tout manquement à ce principe fondamental entache aussitôt le contrat de confiance. La rapidité, toujours souhaitable, ne vient qu'en seconde position », souligne le journaliste Xavier Baron dans son livre « Le monde en direct ».
L'histoire du faux communiqué du groupe Vinci, racontée dans le blog Making-of de l'AFP par Françoise Kadri, ex-cheffe du service économique, montre qu'il faut savoir rester prudent quitte parfois à perdre quelques minutes sur la concurrence.
Le faux Vinci ou l'éloge de la prudence
Au reportage économique de l'AFP à Paris, le communiqué de Vinci qui tombe dans la boîte mail du service ce 22 novembre 2016, fait sursauter plusieurs d'entre nous.
A première vue, il a tout de la communication habituelle du groupe de BTP et concessions autoroutières. Mais son contenu est explosif. On y parle de « prévision des comptes consolidés », de « transferts irréguliers » pour plus de 3 milliards d'euros, du licenciement du directeur financier, et d'une « équipe de direction très choquée ».
Pire, ce groupe aux résultats florissants, titre phare de la Bourse de Paris, se dit plombé par « une perte nette, pour 2015 et pour le premier semestre 2016 ».
Bref il y a une énorme annonce dans ce communiqué. De celles qui font bouger tout un marché.
Une reporter du pool Bourse annonce alors que la cotation du titre Vinci est suspendue, après un plongeon de plus de 18%. Six milliards d’euros de capitalisation boursière viennent de s'évaporer en quelques minutes.
Le problème, c'est que nous avons toujours le communiqué en main, alors que ses « infos » sont déjà reprises par des comptes twitter spécialisés dans l'information financière.
Pire, la reporter du pool Bourse constate sur la console de l'agence Bloomberg, une référence mondiale en matière d'informations financières, que cette dernière a envoyé une série d'alertes reprenant ces mêmes « infos ».
Une adresse mail bizarre
Si elles sont vraies, alors nous accusons un vrai retard. L'adrénaline monte vite. Vinci est un géant du CAC 40, l'indice boursier des quarante plus grandes entreprises cotées à Paris. Il y pèse plus de 30 milliards d’euros, et nos clients comptent sur nous pour être très rapides si une société de cette taille révise son bilan comptable.
Un passage du communiqué me titille : on parle de fonds qui seraient passés « des dépenses d'exploitation vers le bilan ». Sans être férue de comptabilité, cela me paraît bizarre. Et puis il y a l'adresse mail de l'expéditeur, « vinci.group », qui nous interroge aussi.
La conclusion s'impose : la rubricarde, qui suit l'actualité du groupe Vinci et connaît leur façon de communiquer, doit tirer l'affaire au clair.
Elle cherche à joindre le porte-parole de Vinci, avec le numéro qu'elle utilise d'habitude. Le communiqué porte ce même nom, mais avec un autre numéro de portable.
Ces minutes d'attente nous paraissent interminables. Un peu plus de huit seulement se sont écoulées depuis que nous avons reçu le communiqué.
Il doit être 16H20 et des poussières, et la rubricarde crie : « ils ont été hackés, c'est le porte-parole qui me le dit ».
Presqu'au même moment, le pool Bourse signale que Bloomberg tweete les corrections de ses alertes Vinci. Nous poussons tous un grand soupir de soulagement...
Pendant qu'une journaliste contacte l'Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la Bourse, notre première dépêche sur le faux communiqué est diffusée dans la foulée. Sans attendre le démenti officiel que nous promet Vinci et qui ne nous parviendra qu'à 17H00 passées.
Les auteurs de ce canular n'ont pas été identifiés et leur motivation reste un mystère. L'AMF a condamné Bloomberg à 5 millions d'euros d'amende en décembre 2019 pour diffusion de fausses nouvelles.
Le gendarme de la Bourse a expliqué : « la protection dont bénéficient les journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit ».
L'agence financière américaine s'est dit « victime de ce hoax » (voir lexique) « au même titre que l'entreprise visée » et a annoncé son intention de faire appel contre la sanction.
Dans cette affaire, l'Agence France-Presse a bien réagi. Ce n'est pas toujours le cas. Le 28 février 2015, l'agence annonce à tort la mort de l'industriel français Martin Bouygues, à la suite d'une méprise.
Rapidement l'AFP annule les dépêches et présente ses « plus plates excuses à Martin Bouygues, à ses proches, à son groupe, ainsi qu'à tous (ses) clients ».
L'erreur provoque une forte émotion au sein de la rédaction, entraîne des démissions à la direction France et aboutit un an plus tard à l'adoption d'une charte et d'un code de bonne conduite pour les journalistes.