Dernière audience pour les 21 accusés
Le 31 août 1946, 402e et dernière séance du procès de Nuremberg, les 21 accusés se succèdent à la barre pour d'ultimes déclarations. Voici des extraits du compte-rendu rédigé par le journaliste de l'AFP:
NUREMBERG, 31 août 1946 (AFP) - Un des plus grands procès de l'histoire vient de se terminer. Dernière journée d'une si intense qualité dramatique. Des paroles ont été prononcées, dont il est manifeste qu'elles étaient destinées à dépasser le prétoire. Elles s'adressaient d'abord au peuple allemand, mais aussi au monde et, enfin, à la postérité.
Nous avons entendu des mégalomanes comme Goering, des fanatiques comme Franck, des faibles comme Sauckel, des déséquilibrés comme Hess, des mystiques comme Schirach, des grotesques comme Streicher, des larmoyants comme Funk. Il semblait, à les entendre, que chacun des 21 accusés avait pour mission de brosser, chacun dans sa sphère, le fragment d'un tableau qui, reconstitué, devrait permettre à la nation allemande de se croire innocente de tant de crimes contre l'humanité, puisque ses grands maîtres eux-mêmes ne s'en reconnaissaient pas coupables.
En somme, à part Rudolf Hess, possédé d'une folie vraie ou feinte, tous ces hommes ont renié Hitler dont l'ombre diabolique n'a cessé de dominer les débats. Goering lui-même, qui fut son second et son successeur désigné, n'a pas montré la jactance dont il a, ici même, donné de si nombreux exemples. S'il martelait ses mots, cela semblait plus pour accentuer le caractère militaire de son double personnage que dans une intention de bravade. Sur son rôle politique, il fut d'une discrétion totale. Qui eut pu croire que Goering lui-même, avait besoin d'un procès comme celui qui vient de prendre fin pour connaître l'existence des crimes dont le 3e Reich a été si prodigue ? Et après lui, tous les accusés sans exception, ont fait entendre le même refrain. On sentait que l'accumulation des preuves dont les quatre réquisitoires les ont submergés, a eu raison de leur ancienne attitude d'impassibilité. Tout ce sang, littéralement, les étouffe.
Ce qui ressort en tout cas de cette journée, et cela est capital, c'est que les instructions, les atrocités, et les crimes du 3e Reich ne sont plus contestés par ceux-là même que l'histoire en rend coupables. Mais c'est précisément cette responsabilité que tous leurs efforts n'ont tendu qu'à éluder.
« Je n'ai pas ordonné d'exterminer les Juifs ; je n'ai jamais ordonné de fusiller les aviateurs alliés ; j'ignorais ceci ; je réprouve cela...» Si le deuxième personnage du Reich était tenu en dehors des affaires, on se demande comment a pu fonctionner l'état hitlérien. Mais Goering après cet accès d'humilité inattendu, retrouve sa superbe, et il parle alors de « ma Luftwaffe » , de « mon peuple allemand » , exactement comme le ferait un souverain. Il réédite même textuellement la phrase célèbre de Guillaume II « je n'ai pas voulu la guerre » .
Combien plus franche apparaît l'attitude de Rudolf Hess qui, après des incohérences, termine par une proclamation de foi nazie. Lui seul ne renie rien de son passé. Lui seul reste fidèle à Hitler. Lui seul jure qu'il recommencerait, dût-il, pour cela, encourir le bûcher.
Ribbentrop qui lui succède, inaugure la série des diplomates. Ce n'est plus le beau Joachim qui séduisait la « gentry » , mais un personnage vieilli et falot qui récite sa leçon d'une voix monocorde et qui sait, avec un reste de finesse diplomatique, la semer d'embûches.
A entendre ensuite la voix cassée de Von Papen, celui-ci n'aurait servi que Dieu et le « Vaterland » . Tandis que Von Neurath, dans le texte le plus bref de la journée, trouve moyen d'assurer qu'il n'a jamais eu en vue que la paix, la justice, l'humanité...
Keitel est le premier du groupe des militaires, où figurent avec lui, Jodl et les amiraux Doenitz et Raeder. Ils s'efforceront, les uns et les autres, d'établir qu'ils sont restés dans la tradition de leur caste, en soldats loyaux et disciplinés, et ils tenteront de sauver la face aussi bien à la Wehrmacht qu'à la Kriegsmarine. (...)
Ceux qui attendaient avec curiosité la déclaration de Kaltenbrunner furent déçus. Lui, l'âme de la police nazie, le général des SS, l'adjoint d'Himmler, allait-il être le premier à revendiquer une responsabilité qui semblait d'avance l'écraser ? Eh bien non. Même Kaltenbrunner était, à l'entendre, innocent du sang versé et des horreurs accumulées. (...)
Désormais, plus rien n'étonnera les auditeurs de ce procès.
Rosenberg, l'auteur du mythe raciste, pourra bien de sa voix rocailleuse, se proclamer sioniste, et Streicher - qui a oublié aujourd'hui son éternelle gomme à mâcher - se dire l'ami d'Israël ; Frick se vanter de sa
bonne conscience ; Funk pleurer à chaudes larmes sur les victimes du nazisme ; Schirach, ce bon jeune homme, comparer les jeunesses hitlériennes à d'inoffensifs patronages, et Sauckel, le négrier le l'Europe, se muer en bon père de famille. Tout cela serait comique s'il n'y avait le souvenir de tant de larmes et de sang.
Schacht, lui, a sans doute sauvé sa tête. Dès le début du procès, il a tenu à se désolidariser de ses co-inculpés et du régime d'Hitler. Aujourd'hui, on sentait plus que jamais son désir de ne pas être confondu avec eux, lui qui a goûté du camp de concentration de Flossenburg. Cela suffira-t-il à effacer des responsabilités très réelles ?