L'audition de Léon Blum, ancien chef du gouvernement

Au cinquième jour du procès Pétain, a lieu l'audition de Léon Blum, figure historique du socialisme, ancien chef du gouvernement de Front populaire (juin 1936-juin 1937), tout juste rentré de déportation.
Le 10 juillet 1940 à Vichy où s'est réunie l'Assemblée nationale, il a été l'un des quatre-vingts parlementaires à refuser de voter les pleins pouvoirs à Pétain.
Arrêté le 15 septembre 1940, il est interné dans différents lieux avant d'être condamné, le 16 octobre 1941, par un tribunal de Vichy à la détention dans une prison militaire, au fort du Portalet (sud de la France).
En février 1942, il est traduit devant la cour de Riom avec d'autres inculpés comme Edouard Daladier, sous l'accusation d'être l'un des responsables politiques de la défaite de 1940. Sa défense se révèle cependant si efficace que le gouvernement suspend le procès.
Quand la zone sud est envahie par les Allemands, il est déporté d'abord à Dachau puis à Buchenwald. Dans les derniers soubresauts du IIIe Reich, il est évacué vers le Haut-Adige (Italie), où il est libéré par les Américains.
Voici la dépêche de l'AFP, en date du 27 juillet 1945, sur son audition.
PARIS, 27 juillet 1945 (AFP) - M. Léon Blum, vêtu de noir, la moustache soigneusement taillée, s'avance et décline son identité : « André, Léon, Blum. Né à Paris le 9 avril 1872. Journaliste. 17 rue de Vaugirard ».
Il déclare tout d'abord qu'il a très peu approché le maréchal Pétain au cours de sa vie politique :
« Je ne sais pas si je l'ai jamais rencontré avant qu'il ne fasse partie du ministère Doumergue après l'émeute du 6 février 1934, qui faillit si bien réussir ».
Parlant d'une voix douce mais assez distincte, M. Léon Blum énumère les occasions au cours desquelles il vit ensuite Pétain.

« J'étais président du Conseil quand mon collègue et ami Marx Dormoy (ancien ministre de l'Intérieur du Front populaire), ouvrit l'enquête sur la Cagoule. Marx Dormoy venait chaque jour me rendre compte de la marche de l'enquête. Je ne me souviens pas qu'il ait jamais prononcé le nom du maréchal Pétain, comme étant mêlé à cette affaire ».
M. Léon Blum parle ensuite d'une affaire d'exportation de capitaux dans laquelle Pétain faillit être poursuivi avant-guerre. Il s'agissait de la constitution d'une rente viagère à l'étranger. Mais étant donné la qualité et le prestige de Pétain, le gouvernement décida de ne pas engager de poursuites.
D'une voix un peu plus forte - un juré l'ayant prié d'élever le ton - M. Léon Blum parle de la tentative de constitution d'un cabinet d'union nationale en 1939 au début de la guerre.
« Edouard Herriot (président de la Chambre des députés) avait conseillé à Daladier (président du Conseil) de comprendre le maréchal Pétain dans ce nouveau gouvernement. Herriot avait dit à Daladier : « Cette guerre peut commencer par de grands revers et il est possible que nous ayons à maintenir le pays dans l'effort de guerre. Prenez avec vous le maréchal Pétain. S'il y a un homme qui peut tenir ce langage au pays et obtenir sa confiance, c'est lui ».
Sollicité par M. Daladier, Pétain demanda à réfléchir puis refusa d'entrer dans un « gouvernement à côté d'hommes dont la seule présence serait une cause de malaise et de troubles pour le pays et pour l'armée ». Ce qui fit avorter le projet de M. Daladier.
M. Léon Blum quitta Paris le 9 juin 1940 avec la conviction que la capitale serait défendue. Il alla rejoindre sa femme à Montluçon.
Le 11, il revient à Paris, avide de nouvelles, et pour garder le contact avec ses amis qui y étaient restés.
« Je me suis rendu compte que toute idée de résistance était abandonnée. J'ai cherché partout quelqu'un à qui je puisse m'adresser. Aux Invalides, j'ai demandé à voir le général Hering que je croyais encore gouverneur militaire de Paris. C'était Dentz qui venait d'être nommé gouverneur militaire. Je lui ai dit : « Alors Paris sera abandonné ? » Il m'a répondu : « Nous n'avons pas d'ordres, nous ne savons pas ».
M. Léon Blum insista sur l'intérêt politique et stratégique de Paris. Il n'obtint que des réponses évasives et repartit pour Montluçon désespéré. Il y apprit qu'on préparait à Bordeaux un nouveau siège pour le gouvernement.

Il se rend à Bordeaux (devant l'avancée allemande, le gouvernement s'est replié dans cette ville début juin 1940). « Au cours de ces trois journées de Bordeaux, je ne fus pas un acteur direct. Je n'étais pas membre du gouvernement. Mais j'avais des amis qui me tenaient au courant. Je suis presque constamment resté dans le cabinet de Georges Mandel (alors ministre de l'Intérieur du gouvernement de Paul Reynaud) ».
(...) Sur tous les fronts, partout, c'était la faillite de l'esprit de résistance, de la volonté de lutter. Il y avait cependant, estime M. Léon Blum, une majorité au gouvernement pour poursuivre la lutte.
C'est la proposition Chautemps (vice-président du Conseil, partisan d'un armistice) qui a dissocié cette majorité, d'après M. Léon Blum. M. Chautemps ne repoussait pas l'idée du départ en Afrique du Nord, mais prétendait préparer le pays à ce départ, en provoquant des conditions d'armistice inacceptables ».
Quelle était dans les derniers conseils des ministres la proportion des résistants, des capitulards, et des hésitants ? « Je veux apporter mon témoignage. D'après ce que jai entendu, j'étais dans le cabinet de Mandel, le dimanche après le conseil des ministres, j'ai vu Mandel, Marin, Campinchi (ministres partisans de continuer la guerre). Ils m'ont dit : " C'est ce soir à 10 heures que va avoir lieu le vote décisif " et ils m'ont demandé avant cette ultime séance d'agir encore sur un de mes camarades socialistes qui s'était laissé fléchir par le raisonnement de Chautemps ».
Le soir, à 10 heures (du 16 juin) les ministres apprennent avec surprise la constitution du gouvernement Pétain.
M. Léon Blum dit combien la proposition Chautemps était dangereuse. « Elle faisait entrer le pays dans un engrenage.
Mais de bonne foi, des membres du gouvernement ont cru pendant ces trois jours que la proposition Chautemps était un subterfuge pour préparer le départ du gouvernement pour l'Afrique du Nord ».
Dans la nuit du mercredi au jeudi, pendant laquelle Bordeaux fut sévèrement bombardé, sont arrivés de Londres MM. Monick et Jean Monnet (qui vient de convaincre Winston Churchill de l'utilité d'une union franco-britannique).
« J'ai eu avec eux une longue conversation. Ils disaient : « Je vous assure, vous ne partirez pas. Nous savons tous les efforts qui sont faits autour du président Lebrun » (...)
Le jeudi, « à 15 heures, un ordre du maréchal Pétain touchait tous les ministres. Il annulait les ordres de départ, faisait savoir que les conditions d'armistice étaient arrivées et que le gouvernement restait à Bordeaux. C'est cet ordre qui a tout changé, empêché le départ du gouvernement. Il a eu une importance historique. » (....)
Le samedi, la police de Bordeaux avertit M. Léon Blum « qu'elle ne pouvait plus assurer la sécurité de sa personne et lui conseillait de partir ».
M. Léon Blum apprit à Toulouse par un numéro de La Dépêche les conditions déshonorantes de l'armistice. « Je n'en croyais pas mes yeux ».
Il y avait par-dessus tout, cette clause abominable par laquelle la France s'engageait à livrer les réfugiés politiques. M. Léon Blum a la voix mouillée de sanglots en évoquant cette honte.
Son émotion surmontée, il reprend le récit de ses tribulations : Il attend près de Vichy la convocation de l'Assemblée, et passe à Vichy les journées des 9 et 10 juillet (où seront votés les pleins pouvoirs à Pétain).
« Là aussi, c'est un spectacle qu'il est impossible d'évoquer sans un certain frémissement. J'ai vu là pendant deux jours des hommes s'altérer, se corrompre à vue d'œil comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait, c'était la peur. C'était le marais de la période révolutionnaire, un marécage humain dans lequel on voyait se corrompre le courage de certains hommes sous la pression de l'ennemi.
J'ai quitté Vichy, non désespéré, mais désolé. J'ai demandé à Chautemps : alors c'est la fin de la République ? Il m'a répondu : " J'en ai peur " ».
(....)
Sur « la trahison » de Pétain :
« Le mandat reçu par le maréchal Pétain a été trahi, comme le reste. Il s'est attribué un pouvoir tel qu'aucun potentat oriental n'en a jamais eu ».
« Je crois que cela était une trahison à l'égard de la République. Je crois qu'il a livré la République ».
« Le peuple était là, atterré, immobile, se laissant tomber à terre dans sa stupeur et dans son désespoir et on a dit à ce peuple : cet armistice qui te dégrade, qui te livre n'est pas contraire à l'honneur. Et ce peuple l'a cru, parce que l'homme qui lui tenait ce langage parlait au nom de son passé de vainqueur. Et cet abus de confiance morale, eh bien, cela oui, je crois que c'est la trahison ».(....)
A propos encore de Pétain : « Il y a en lui un mystère que je ne peux pas pénétrer. Quels sont les mobiles de ses actes ? A-t-il agi par ambition ? Y-a-t-il eu chez lui le dessein prémédité de trouver dans le désastre de la patrie une occasion de pouvoir personnel qu'il n'avait pu trouver depuis 6 ans dans les événements intérieurs ? C'est une hypothèse que je ne peux pas écarter ».
« Ce qui a servi le maréchal, c'est qu'il a employé pour tromper la France son aspect, son œil bleu, enveloppant le pays dans son faux prestige pour le conduire à la honte. C'est cela l'essentiel du procès ».
Et comme Me Isorni (avocat de Pétain) fait remarquer que « l'illusion de Pétain dure depuis 1914 », M. Léon Blum répond : « Les hommes changent ».