« L'Exécution » : le récit d'une vocation
C'est au matin du 28 novembre 1972 que l'avocat Robert Badinter, alors âgé de 44 ans, devient un farouche partisan de l'abolition de la peine de mort, un but qu'il atteindra neuf ans plus tard comme ministre de la Justice.
De ce matin blême, où il assista à sa première exécution capitale - celle de Claude Buffet et de Roger Bontems - dans la cour de la prison de la Santé, il témoigne dans son livre « L'Exécution » (Grasset, 1973). Le récit de cette nuit qui le fait passer de « l'engagement intellectuel à l'engagement militant », met le lecteur face à la réalité de la peine de mort.
Afin de comprendre le choc de cette exécution pour Robert Badinter, il faut revenir à la célèbre « affaire Buffet-Bontems ». Roger Buffet, condamné à perpétuité pour assassinat, et Roger Bontems, condamné à vingt ans de réclusion pour vol, ont pris en otage une infirmière et un gardien de la centrale de Clairvaux (Aube), le 22 septembre 1971. Après l'assaut des forces de l'ordre, les deux otages ont été trouvés égorgés.
Au cours du procès devant la cour d'assises de Troyes, Buffet avoue et demande même à être exécuté. Devant l'évidence des rapport d'experts, la Cour reconnaît que Bontems n'a pas tué et n'a été que complice. Mais elle lui refuse les circonstances atténuantes et l'envoie également à l'échafaud. Robert Badinter, qui défendait Bontems, « un homme qui n'avait pas de sang sur les mains », est atterré devant une telle « ignominie ».
Le recours en grâce, que Bontems espérait jusqu'à la dernière minute de sa vie, est rejeté par Georges Pompidou. Ce président, qui avait pourtant gracié auparavant cinq hommes condamnés à la guillotine, n'osait apparemment pas déplaire à une opinion publique majoritairement favorable à la peine de mort.
« Un avocat, ça sert à quoi ? » se demande Badinter dans son livre. « A tenir son rôle, à dire des phrases, des mots qu'on attend, au moment où on les attend ? Et puis, la représentation achevée, l'avocat retourne à son banc. Qu'a-t-il vraiment fait pour l'homme qu'il défend ? La guillotine rend tout dérisoire. Il n'y a pas de révision possible, pas de libération possible, pour le décapité. »
Sobrement, il relate l'exécution de Bontems (extraits) :
« Cette nuit-là, je le savais maintenant, ne s'achèverait pas à l'aube. La rue de la Santé était barrée des deux côtés par des policiers. Quelques mètres encore, une autre porte à franchir. J'entrai dans la cour. La guillotine était là.
Je ne m'attendais pas à la trouver tout de suite devant moi. Je m'étais imaginé qu'elle serait cachée quelque part, dans une cour retirée.
Telle quelle, avec ses deux grands bras maigres dressés, elle exprimait si bien la mort elle-même, devenue chose, matérialisée, dans cet espace nu.
Le symbole était aussi machine. Et cet aspect mécanique, utilitaire, confondu avec la mort qu'elle exprimait si fortement, rendait la guillotine ignoble et terrible.
Nous étions arrivés devant la cellule de Bontems. Un gardien faisait jouer le verrou à toute force. La porte s'ouvrit tout grand, la lumière jaillit. Bontems sauta du lit, torse nu. Je le vis sourire et j'entendis : " Alors, c'est oui ou c'est non ? " Il voulait se rouler une cigarette, ne trouvait plus le tabac. Un gardien, vite, lui en tendit une déjà allumée.
Dans une sorte de bas-côté, l'aumônier avait dressé l'autel. Le Christ tendait ses bras vers les grilles. Bontems était tout proche du prêtre. Il se confessait sans doute. Tout était silencieux.
Il y avait là le bourreau qui avait gardé son chapeau sur la tête. Et puis d'autres encore. Tous, et sans doute moi aussi, montraient une sorte de rictus. Ils avaient tous, à cet instant, des gueules d'assassins. Seuls le prêtre et Bontems, qui recevait l'absolution, avaient encore des visages d'hommes. Le crime avait, physiquement, changé de camp.
Nous reprîmes encore une fois notre marche. Le gardien-chef, qui avait donné la cigarette, s'approcha, une bouteille à la main. C'était du Cognac. Bontems accepta, vida le gobelet d'un seul trait. Et puis, à partir de cet instant, tout alla très vite. Le bourreau s'approcha. Bontems lui appartenait totalement enfin. Déjà on l'entraînait. Je tendis la main vers lui, vers cette épaule nue, mais il était happé, emporté. La porte s'ouvrit. Je me détournai. Nous entendîmes le claquement sec de la lame sur le butoir. C'était fini.
Chacun partait de son côté, à la hâte. Nous n'avions plus rien à faire là. Je traversai la cour. Autour de la guillotine, un aide aspergeait le pavé. La rue me parut grouillante d'agitation.
De l'autre côté du boulevard Arago, j'aperçus ma femme qui venait vers moi. Je lui ai sûrement souri. Nous avons échangé quelques mots. Les rues étaient vides, comme moi. Il n'y avait plus rien à faire, à dire. C'était fini, voilà tout, fini l'affaire Bontems. »