Les trois jours fous qui ont bouleversé l'Allemagne
Par Luc de BAROCHEZ
Ce jeudi 9 novembre 1989, l'Allemagne de l'Est prend la décision historique d'ouvrir totalement sa frontière avec la RFA et Berlin-Ouest, autorisant ses ressortissants à franchir sans conditions le « Rideau de fer », pour la première fois depuis la construction du Mur en 1961.
Voici un reportage de l'un des envoyés spéciaux de l'AFP sur les dernières heures du Mur et le début d'une nouvelle ère pour tout un peuple et pour l'Europe.
BERLIN-OUEST 12 nov 1989 (AFP) - « C'était à la fois le carnaval, Noël et la nuit de la Saint-Sylvestre, le tout à la puissance dix ». L'expression d'un Berlinois résume le gigantesque happening qui a saisi ce week-end Berlin et l'Allemagne toute entière.
Berlin réunifié dans les rues de Berlin-Ouest, fête populaire monstre, vague déferlante de plus d'un million d'Allemands de l'Est : les vannes de la liberté ouvertes en grand par le numéro un est-allemand Egon Krenz, après plus de vingt-huit ans de fermeture hermétique, ont déclenché une cascade d'événements sans précédents.
« Si vous m'aviez annoncé ça au début de la semaine, je vous aurais pris pour un malade mental », commente un garde-frontière est-allemand.
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Berlin-Est, jeudi 9 novembre, 18H58. Günter Schabowski, porte-parole du bureau politique et adjoint officieux d'Egon Krenz, lâche la fantastique nouvelle sur un ton détaché, tout à la fin d'une conférence de presse retransmise en direct par la télévision d'Etat. « Les frontières sont ouvertes avec effet immédiat ».
Témoignage extraordinaire de l'absence totale de confiance des Allemands de l'Est dans leurs dirigeants, trois longues heures seront encore nécessaires pour que les premiers Berlinois de l'Est osent s'aventurer à franchir le Mur qui, depuis le 13 août 1961, les sépare de leurs frères de l'Ouest.
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Une fois le tabou brisé, c'est le délire. A Checkpoint Charlie, des Berlinois de l'Est ne peuvent retenir leurs larmes quand ils réalisent qu'ils sont passés à l'Ouest, emportés par le flot. Les gens s'embrassent en riant sous la porte de Brandebourg, symbole de l'unité allemande, fermée depuis vingt-huit ans. Les garde-frontière sont désemparés. Des milliers d'Allemands de l'Est sont déjà passés à l'Ouest, « juste pour boire une bière », certains font la fête toute la nuit.
Berlin-Ouest, vendredi 10 novembre, 13H00. Les cloches de la Gedächtniskirche, l'église du mémorial de l'empereur Guillaume, sonnent à toute volée. Devant, sur le Ku damm, la grande avenue de Berlin-Ouest, la foule immense s'immobilise. Des gens s'agenouillent à même le boulevard, prient la tête dans les mains, éclatent en sanglots.
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Le Mur n'a plus certes qu'une existence symbolique, mais il n'est pas encore abattu. La porte de Brandebourg se referme, à la grande fureur des manifestants côté Ouest. Une plaque de béton arrachée par les Allemands de l'Ouest sera remise en place. Dessus, on a bombé « perestroïka », en caractères cyrilliques rouges (perestroïka: mouvement de réformes en Union soviétique).
Plus loin le long du Mur, ce sont les garde-frontière en uniforme vert qui trouent le Mur eux-mêmes, sous les applaudissements et les cris d'encouragement des Berlinois de l'Est. Aidés de bulldozers et de pelles mécaniques du génie, ils arrachent les chicanes de béton.
Les spectateurs piaffent d'impatience, ils se précipitent sur le Mur, qui avec un burin, qui avec une pioche. « J'avais toujours eu envie de le casser », dit un ingénieur qui frappe furieusement de son marteau.
Berlin-Est, samedi 11 novembre, 08H03. Dès l'ouverture de la brèche de dix mètres de large aménagée dans le Mur pendant la nuit, entre la Bernauerstrasse à l'Ouest et l'Eberswalderstrasse à l'Est, c'est la ruée vers l'Ouest.
A l'Ouest, c'est l'éblouissement. « Mais pourquoi y a-t-il 86 sortes de salami ? », s'interroge une ménagère émerveillée devant les rayons sur-approvisionnés du KaDeWe, le grand magasin de Berlin-Ouest.
A Berlin-Est, il n y a plus de pain, les boulangers sont allés passer la journée à l'Ouest.
Des centaines de milliers de personnes se répandent dans les rues de Berlin-Ouest dans une cohue indescriptible, les places sont noires de monde, on ne peut même plus circuler dans les magasins.
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Les petites voitures Trabant pétaradantes font aussi la queue pour revenir à Berlin-Est. « Egon (Krenz), nous sommes de retour », crient les Allemands de l'Est enchantés. Au Mur, les policiers de l'Ouest et de l'Est tombent dans les bras les uns des autres.