Une interminable agonie
Par Claude CASTERAN
Le 20 novembre 1975, à 05 h 25 min du matin (heure locale), le généralissime meurt à la suite d'une agonie prolongée, une des plus longues de l'histoire, s'agissant d'un dirigeant politique de ce niveau. Il était âgé de 82 ans et 11 mois.
Cet été 75, la relative démocratisation politique, entrevue au début des années 70, n'est plus à l'ordre du jour. Le gouvernement de Carlos Arias Navarro est crispé, la répression ressurgit. Le déclin de Franco suscite dans son entourage manœuvres et intrigues, face à un avenir incertain.
Pour l'heure, le vieux dictateur demeure combatif. Le 1er octobre, à Madrid, il dénonce devant des milliers de fidèles la « conspiration maçonnique, gauchiste » et la « subversion communisto-terroriste ».
Le 12, il célèbre le Jour de la Race. La télévision cache les images de cette cérémonie tant son aspect physique est dégradé. Les ambassadeurs doivent saisir la main du dictateur, miné par la maladie de Parkinson, pour la lui serrer. Le 15 octobre, Franco, alité au palais du Pardo, a un infarctus.
Ses conseillers veulent à tout prix le maintenir en vie jusqu'au 26 novembre : ce jour-là, doit être renouvelé le président des Cortes (le parlement). Il est impératif qu'un homme sûr soit élu pour perpétuer le régime.
Toujours le 15, le souverain marocain Hassan II annonce « la marche verte » dans le but d'annexer le Sahara occidental occupé par l'Espagne. Il agit comme s'il avait eu un espion au Pardo pour l'informer de la dégradation de la santé de Franco et donc de l'incertitude politique dans laquelle est plongé le pays...
Le 17 octobre, le chef de l'Etat ne peut plus marcher et on doit l'asseoir à la table du Conseil des ministres. Le 18, il rédige son testament politique. Peu après, il est victime d'une angine de poitrine, d'une nouvelle crise cardiaque.
Le 24, le Conseil des ministres, qui devait examiner le problème de l’incapacité du chef de l’Etat, est annulé. Venu sur place, Juan Carlos, le successeur désigné, quitte le palais au bout de vingt minutes, sans avoir été reçu par le malade.
Le 25, le général est placé sous assistance en oxygène grâce à une sonde nasale et mis sous perfusion. Il souffre en outre de paralysie abdominale. Toujours lucide, il reçoit l'extrême-onction. Les doses de morphine augmentent. Le 29, la cape de la Vierge du Pilar est déposée au pied de son lit.
« Ce que ça coûte de mourir »
Début novembre, ses médecins sortent de sa gorge un caillot de sang de la taille d'un poing pour l'empêcher d'étouffer. Les hémorragies se succèdent.
Le 3, un bloc opératoire est monté à la hâte à l'infirmerie des gardes du Pardo. Il y subit une intervention chirurgicale de trois heures, qui permet de réduire un ulcère aigu à l’estomac et d'en suturer deux autres.
Les médecins se disent stupéfaits par la résistance du caudillo, qui ne pèse plus que 40 kilos et se plaint doucement à sa fille, Carmen de Villaverde : « Que c’est dur ».
Ce début novembre, la sœur du général, Dona Pilar Franco Bahamonte, dit à la presse : « Maintenant, nous ne pouvons que demander un miracle, l'un de ceux que Dieu lui a fréquemment accordé ». L'épouse de Franco, ajoute-t-elle, « montre devant l'adversité une résignation véritablement chrétienne ».
Jusqu'à 36 médecins, les meilleurs du pays, vont se relayer dorénavant autour de lui. C'est le marquis de Villaverde, le gendre de Franco, chirurgien réputé, qui signe de sa main les communiqués.
Les Espagnols suivent au jour le jour cet effrayant feuilleton d'acharnement thérapeutique, raconté comme une bataille épique contre la mort. Un quotidien a titré, après sa première intervention : « Franco a été opéré en soldat, au milieu de soldats ».
Les Espagnols qui ne l'aiment pas osent (discrètement) blaguer : les ministres, réunis en conseil, apprennent que Franco vient enfin de mourir. Tout le monde se tait. Puis l'un d'entre eux demande : « Mais qui va lui annoncer la nouvelle ? »
Le 5, il reçoit un rein artificiel et est admis à l'hôpital madrilène de La Paz pour une nouvelle opération de quatre heures. Il en sort sans estomac. Le 8, il murmure ses derniers mots connus : « Mon dieu, ce que ça coûte de mourir ». Sa température est de 33 degrés.
Le 14, il est à nouveau opéré, à la suite d'une nouvelle hémorragie provoquée par la rupture de points de suture d'une précédente opération. Franco est plongé dans une profonde léthargie, avec quatre sondes, des drains à l’estomac, et des tubulures pour la respiration assistée, l’alimentation et les hémodialyses.
A ce moment-là, Carmen, marquise de Villaverde, aurait demandé aux médecins de ne plus faire souffrir son père, « d’avoir pitié de lui ».
Une nouvelle hémorragie gastrique « intense et intermittente » se déclare le 18. Après une longue délibération, les médecins renoncent à une énième intervention, qui rencontre l’opposition à peu près unanime de la famille.
Un conseil de régence
Le malade est placé sous hibernation, sa température restant abaissée afin de ralentir la circulation sanguine. Devant l'hôpital, des volontaires se pressent pour offrir leur sang au mourant.
Dans la nuit du 19 au 20, à 04 h 30 min, un bulletin de santé, qui sera le dernier, est publié par les maisons civile et militaire : le chef de l’Etat, dit-il, est « entré dans la période finale ».
Déjà, des médias le tiennent pour mort. Selon eux, la mort « physique » s'est déjà produite, les médecins ayant juste fait repartir le cœur aussi longtemps que le cerveau a continué de vivre.
Il faudra attendre encore un peu pour que le décès soit officiellement annoncé : une mort « clinique » confirmée par un électroencéphalogramme sans aucune oscillation.
Le premier geste politique est de nommer aussitôt un conseil de régence, autour d'un général, du président des Cortes et de l'évêque de Saragosse. «Il assume, dit un communiqué, les fonctions de chef d'Etat, au nom du prince». Quelques heures plus tard, Juan Carlos sera roi d'Espagne.
Franco est mort 39 ans jour pour jour après José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange, exécuté par les républicains en 1936 et devenu depuis un martyr du franquisme.