Retour de la monarchie
Extraits de dépêches publiées par l'AFP en novembre 1975, après la mort de Franco.
Avec Juan Carlos 1er, la monarchie est restaurée en Espagne, après une si longue parenthèse, entièrement remplie par le « règne » du caudillo.
Ce passage d’un maître absolu, dont les pouvoirs n'étaient redevables d’aucune limite, à un jeune roi constitutionnel, prêt à entamer le processus de la démocratisation, revêt véritablement une dimension politique capitale pour l’Espagne et peut-être pour l’Europe.
Les obsèques du général Franco sont aussi celles d’un régime. Pourtant, la majorité des Espagnols, qui, bon gré, mal gré, ont vécu si longtemps avec Franco, semble toujours tournée vers le passé.
L’étonnante disproportion entre le nombre de ceux – quelque cinq à six mille personnes - qui sont venus devant les Cortes acclamer le nouveau roi et la foule innombrable qui piétine dans les rues menant au palais de l’Orient, où la dépouille du général Franco est exposée jusqu’à dimanche matin, paraît à cet égard symbolique.
Cette mer humaine a surpris par son immensité. Il semble que non seulement ces Espagnols de toutes origines pleurent un chef, mais surtout qu’ils disent adieu à un passé.
Une femme de ménage d’une cinquantaine d’années a commenté : « J’ai beaucoup de peine. C’était notre père à tous. Il a fait beaucoup pour élever le pays ». Plus loin une religieuse : « Quelle peine. Il était bon ». Mais un mécanicien devant son garage estime que « le monde ouvrier n’a pas perdu grand-chose ». Personne n'est vraiment surpris. La nouvelle était prévisible, l'agonie avait été si longue.
Sur l’avenir même du régime, peu osent émettre une opinion autre que celle du genre « Il faut attendre » ou « On verra bien, le pouvoir ne sera jamais vide ». Le nom de Juan Carlos ne semble pas déclencher un optimisme excessif : la prudence est de mise : « C’est une bonne personne », « Ce sera difficile ».
Ailleurs, au pied d’un immeuble d'affaires du centre, un avocat commente : « Franco a donné une dignité internationale à notre pays. Il n’est jamais sorti d'Espagne depuis la fin de la guerre. On venait le voir ici. Même le général de Gaulle ». Référence à l'entretien au Pardo de Franco et l'ex président de la République, en juin 1970, qui avait fait tant parler en France.
Sur Juan Carlos : « Il est capable. Mais il doit gouverner avec l’appui des classes moyennes et du peuple. Pas avec les quelque vingt milliardaires du pays. Le prince a commis une première faute politique ces jours-ci en signant le décret bloquant les salaires et augmentant les prix des produits pétroliers, du gaz et de l’électricité. C'est le prix du pain qui est important pour le peuple ».
Malgré l’accession de Juan Carlos au trône, la journée de samedi restera comme celle de l’hommage à Franco. Le nouveau roi l’a semble-t-il si bien compris, que son premier geste de souverain a été de rendre lui aussi hommage au « caudillo », en sortant des Cortes où il venait de prêter serment.
Ce n’est que petit à petit que les Espagnols s'habitueront au nouveau régime. Désormais, on dira « Sa Majesté » et « Au royaume », les Espagnols deviendront les « sujets » du nouveau monarque. La « couronne » remplacera l’Etat et graduellement les effigies du roi se substitueront à celles de Franco qui ne persisteront sans doute que sur les pièces de monnaie où il demeurera - mais pour combien de temps - « Caudillo d’Espagne, par la grâce de Dieu ».
Mais cet adieu de Madrid au « caudillo » est l'aspect émotionnel que revêt la fin de la longue tutelle dans laquelle le général Franco avait placé l’Espagne.
L’aspect politique, moins spectaculaire, a été donné par le discours du roi Juan Carlos devant les Cortes. Les Espagnols ont pu entendre des mots nouveaux. Le jeune roi leur a promis la justice sociale, la garantie des libertés. Il a souligné sa détermination de rapprocher l’Espagne de l’Europe.
Il a en fait ouvert un nouveau chapitre et ceux qui attendaient de lui une libéralisation du régime, dont il est malgré tout l’héritier, n’auront sans doute pas été déçus. Ils auront pu, en particulier, noter que le roi n’a fait aucune référence notable au « mouvement » (parti unique issu de la Phalange).
Déjà, le souverain, tout en acceptant d’avoir été porté sur le trône par le « caudillo », signifie que le nouveau régime ne veut pas être un « franquisme bis ». La tâche, sans doute, ne sera pas aisée. Les phalangistes, les inconditionnels du franquisme, l’extrême droite ne se laisseront pas éliminer facilement.
Mais on assure que Juan Carlos a le soutien d’une partie importante de l’armée et surtout qu’il bénéficie d’un vaste courant d’opinion qui pense que la consolidation des acquis du régime précédent dans le domaine économique et social passe aujourd'hui par une libéralisation politique qui pourrait sortir l’Espagne de l’isolement.
Personne aujourd’hui ne conteste sérieusement le nouveau roi. Mais, tous les courants politiques qui, de l’extrême droite au centre, formaient le franquisme et que maintenait dans une union forcée la dure férule du « caudillo », vont tenter de faire appliquer par le souverain leurs propres conceptions politiques. Juan Carlos règne déjà : il lui appartient maintenant de gouverner.