L'homme sans charisme
Rien ne permettait de déceler chez Franco une personnalité exceptionnelle et des dons comparables aux autres grands leaders de la Seconde Guerre mondiale.
Sinon une obstination et une prudence sans défaut ainsi qu’un sens austère du devoir qui ne donnait prise à aucun doute.
Ce petit homme (1m63) sans charisme, à la voix grêle et haut perchée, robuste et rusé, à l’expression un peu triste et souvent absente, a d’abord gagné, à la tête des armées nationalistes la plus impitoyable des guerres civiles.
Fermement opposé au communisme, à la démocratie et au libéralisme, ce militaire catholique et conservateur a incarné pendant plus de 36 ans, l'ordre le plus sévère et le moins imaginatif dans un pays turbulent et fier, célèbre pour ses révoltes et son romantisme.
Un calme exemplaire
Né le 4 décembre 1892 à Ferrol, en Galice, d'un père intendant général de marine, coureur et buveur, et d'une mère très pieuse, il est à l'école un élève moyen.
Ses débuts dans l’armée n’attirent guère l'attention. Adolescent fluet et mélancolique, il sort 251e sur 312 de sa promotion à l’Académie militaire de Tolède. Mais déjà ses supérieurs notent son « zèle » et son « sérieux ».
L’Afrique qu’il découvre en 1912 sur les crêtes du Rif, constitue pour lui une révélation. D’une bravoure et d’un calme exemplaires, il est grièvement blessé d’une balle au ventre au cours de sa première campagne contre Abd-el-Krim et devient en 1917 le plus jeune chef de bataillon de l’armée espagnole.
Lors d’un bref retour en métropole, la même année, il fait sa première expérience de maintien de l'ordre en réprimant le mouvement de grève générale des mineurs des Asturies.
Chargé en 1920 d’organiser le premier bataillon espagnol (la célèbre Bandera) de la Légion étrangère, il repart au Maroc et y reste six ans, ne prenant que quelques jours de permission pour épouser en 1923 une jeune fille de la riche bourgeoisie d’Oviedo (Asturies, nord) Carmen Polo y Martinez Valdès, qui l’attend depuis six ans. Le couple aura une fille.
Il met fin en 1925 à l'interminable guerre du Rif en commandant victorieusement, avec l’aide d’une flotte franco-espagnole, le débarquement d’Alhucemas. « Franco l'Africain » devient alors à 34 ans l’un des plus jeunes généraux de l’histoire, avec Bonaparte.
Nommé en 1928 directeur de l’Académie militaire de Saragosse, il entre en demi-disgrâce après la proclamation de la République, acceptant sans sourciller en 1933 le modeste commandement des Baléares.
La victoire électorale de la droite lui vaut cependant le commandement de l’armée d’Afrique puis, après sa répression impitoyable d’une nouvelle grève dans les Asturies, le commandement suprême de l’armée en 1935.
En février 1936, nouveau retournement : le général Franco se retrouve aux Canaries après la victoire électorale du Front populaire.
Conspiration
De son lointain exil, il n’adhère que tardivement à la conspiration dirigée par le général José Sanjurjo, suffisamment à temps cependant pour prendre le 18 juillet 1936 à Tetouan, la tête de la rébellion en Afrique, où se trouvent les meilleures troupes de l'armée espagnole.
Deux mois plus tard, la mort tragique des généraux Sanjurjo (dans le crash d'un avion) et Manuel Goded (fusillé par les républicains), le porte à la tête des armées et du gouvernement nationaliste.
Entretemps, Franco, qui a dépêché des émissaires à Hitler et à Mussolini, obtient des deux dictateurs le pont aérien permettant de transporter en métropole les deux tiers de l’armée d’Afrique.
Une sanglante guerre civile commence. Jusqu'à la victoire nationaliste de 1939. Quelque 400.000 personnes sont mortes dans le conflit. Le pays est frappé par la famine et les épidémies.
Franco fait exécuter des dizaines de milliers de prisonniers républicains durant ses cinq premières années de pouvoir.
Malgré les avances d’Hitler, qui lui propose une partie des dépouilles coloniales de la France (Maroc et Oranie) à condition qu’il entre dans la guerre et laisse passer les armées allemandes pour attaquer Gibraltar, Franco biaise et gagne du temps. (Ndr : des historiens soulignent aujourd'hui que l'Espagne, exsangue, n'était de toute façon pas vraiment en mesure de participer à la guerre).
Il commence par arriver une heure en retard au rendez-vous que lui a fixé Hitler le 23 octobre 1940 à Hendaye (frontière franco-espagnole). « Le calme de Franco, remarque le comte Ciano, gendre de Mussolini, dans ses Mémoires, fut pour Hitler comme la torture de la goutte d’eau. Il déclara à Mussolini qu’il préférait qu’on lui arrache 3 ou 4 dents plutôt que d’avoir à supporter une nouvelle fois une situation de ce genre ».
En attendant une intervention hypothétique et qui ne se réalisera que par l’envoi d’une division de volontaires (la Division Bleue ou « Azul ») sur le front russe, Franco renforce la structure autoritaire de l’état espagnol.
Il promulgue une loi sur la répression de la franc-maçonnerie et du communisme (mars 1940) et une loi sur la sécurité d’Etat (mars 1941).
Dès qu’apparaissent les premiers revers de l’axe, il congédie son beau-frère Ramon Serrano Suner, symbole du phalangisme militant et évolue vers davantage de neutralité.
Il laisse passer de plus en plus facilement les milliers de jeunes Français qui veulent rejoindre des alliés en Angleterre ou en Afrique du Nord, réclamant en contrepartie du blé et du pétrole.
La victoire des démocraties en 1945 laisse toutefois l’Espagne fasciste dangereusement isolée. Partout les partis de gauche, républicains espagnols en tête, réclament une intervention contre lui. L’ONU le condamne, les quatre grands l'excommunient. Mais la guerre froide et l’Eglise sauveront Franco.
Il institue par la loi du 26 juillet 1947 un état catholique de forme monarchique et signe un concordat avec le Saint-Siège et des accords militaires avec les Etats-Unis (1953).
L’entrée de l’Espagne à l’ONU en décembre 1955 consacre la fin de l’isolement espagnol.
Hostile aux partis
Les capitaux ne manquent plus pour assurer l’expansion économique du pays, qui se poursuivra jusqu’en 1972, année au cours de laquelle l’Espagne connaît le taux de croissance le plus fort du monde, provoquant la formation d'une bourgeoisie attirée par l’Europe et le libéralisme.
Franco se révèle alors incapable d’assurer de son vivant la transition pacifique vers l’après-franquisme qu’il avait envisagée en 1969 en désignant officiellement son successeur (le prince Juan Carlos) puis en se choisissant un Premier ministre : l’amiral Luis Carrero Blanco.
Sans doute l’assassinat de ce dernier, le 20 décembre 1973, par des indépendantistes basques provoque l’échec spectaculaire de cette tentative, mais c’est surtout dans la personnalité de Franco qu’il faut chercher la véritable raison de cet échec et la lente agonie du régime.
Ne se reconnaissant responsable que « devant Dieu et devant l’histoire », Franco s'est placé dès 1936 au-dessus de tous. Jamais, il ne s’est laissé arracher une décision. Jamais, il n’a permis à une faction de devenir trop forte.
Son premier soin fut de fusionner en 1937 les turbulents partis politiques qui le soutenaient : phalangistes et monarchistes, dans un « mouvement » dont il conserve le contrôle absolu.
Se méfiant par-dessus tout de ses frères d’armes, il réduisit l’armée - qui l’avait porté au pouvoir - à n’être plus qu’une administration en uniforme.
Autocrate résolument hostile aux partis « qui n’ont pas leur place en Espagne », il s’est appuyé sur « la famille, les collectivités locales et les syndicats ».
Traditionaliste convaincu, partisan d’une Espagne autarcique, peu curieux de l’étranger, ignorant les révolutions techniques, il s’est engagé un moment dans une révolution bourgeoise et libre échangiste, prônée par l’Opus Dei, qui permit l'industrialisation rapide du pays.
Mais, dès que cette évolution a conduit une partie croissante de l’opinion à réclamer une certaine libéralisation du régime, Franco s’est raidi dans le refus obstiné de toute évolution, et dans la répression la plus sanglante.
Il laissait derrière lui un ensemble d’institutions disparates et déconsidérées : monarchie, parti unique, qui constituaient sa création personnelle et ne semblaient pouvoir fonctionner que sous sa férule.
Les derniers mois de cet homme, qui n’était plus que l’ombre de lui-même, auront ainsi paru coïncider avec la lente agonie du régime.