De Gaulle intime
Par Jean MAURIAC
Le 10 novembre 1970, au lendemain de la mort de Charles de Gaulle, l'AFP diffuse ce « portrait intime », signé Jean Mauriac, fils cadet de François Mauriac, qui était chargé par l'agence de la couverture du général depuis 1944 :
PARIS, 10 novembre (AFP) - De Gaulle intime, c'est de Gaulle inconnu. Jamais la vie privée d'un chef d'Etat n'aura été plus discrète, plus cachée même. Autant le Général de Gaulle, quand il agissait dans sa vie officielle comme chef du pays, tenait à ce qu'un apparat, un décor, une certaine pompe entourent son personnage - parce qu'il considérait que c'était alors dans l'intérêt du prestige de l'Etat - autant dès qu'il redevenait l'homme privé, sa vie s'entourait de secret.
Il y veillait avec le soin le plus grand : depuis son retour au pouvoir en 1958, aucun journaliste n'aura franchi le seuil de sa maison de campagne à Colombey-les-Deux-Eglises. Aucune photographie ne nous aura jamais montré de Gaulle aux champs. Bien plus, jamais l'ancien Président n'a consenti à poser, pour la postérité, entouré des membres de sa famille.
Car de Gaulle intime, ce n'était que de Gaulle en famille. Une famille - à l'égal de son chef - volontairement discrète, effacée, que les Français ne connaissent pas : le fils aîné du Général, le Capitaine de vaisseau Philippe De Gaulle, et sa femme - née Montalembert -, la fille du Général, Elisabeth, qui a épousé le Général Alain de Boissieu, et les cinq petits enfants du Président de la République - Charles, Yves, Jean, Pierre et Anne - ont reçu pour consigne d'éviter toujours les projecteurs de l'actualité.
Sa famille, de Gaulle la connaissait depuis ses origines : il en savait la généalogie à partir du 12e siècle et possédait des documents, des gravures, des peintures et des photos de ses ancêtres. Elisabeth a beaucoup aidé son père lorsqu'il a composé ses mémoires de guerre pendant ce que les gaullistes appellent « La Traversée du Désert » - c'est-à-dire pendant la période allant de son départ du pouvoir en 1946, jusqu'à son retour en 1958.
Philippe de Gaulle était écouté de son père, qui aimait à s'entretenir avec lui, qui recueillait ses avis : le Général interrogeait souvent son fils avant de prendre une décision importante.
Le Général se tenait régulièrement au courant du travail de ses petits enfants. Après le succès que l'aîné, Charles, son préféré, remporta à un examen, il envoya par radio un message à son fils - qui se trouvait en mer au large des côtes sud-américaines - pour le féliciter.
Solennel dans la vie publique, de Gaulle le demeurait dans sa vie privée. Cette certaine solennité, teintée d'austérité, sans doute l'a-t-il d'abord héritée de ses parents, de son père, « homme de tradition », de sa mère qui « portait à la Patrie une passion intransigeante à l'égal de sa piété religieuse », et de sa carrière militaire.
Mais sans doute tenait-elle essentiellement au caractère profond d'un homme qui savait que depuis 1940 il incarnait « de par l'histoire » la légitimité française. Le Général de Gaulle demeurait le Général de Gaulle à chaque instant de sa vie privée. Dans sa famille, à aucun moment, il ne se départira de cette austérité : ses enfants l'auront-ils un jour vu sans cravate ?
Mais cela n'empêchait pas la simplicité. Sa vie était profondément simple, modeste même, au point qu'elle ne laissait place à aucune fantaisie. L'esprit du Président demeurait toujours entièrement accaparé par son devoir d'Etat, par son service du pays. Au fond, seule la France, « qui n'est réellement elle-même qu'au premier rang », l'intéressait.
Seul son amour passionné, illimité, de sa patrie l'occupait. On ne lui connait aucun autre « intérêt » véritable dans la vie : il ne jouait pas au golf comme M. Maurice Couve de Murville, il n'affichait aucun violon d'Ingres comme tant de chefs d'Etat. Jamais il n'a pratiqué un sport, jamais il n'a entrepris une collection. Seules la lecture et la marche - et le soir la télévision pour les actualités surtout qui le faisaient bien souvent s'esclaffer, - remplissaient ses journées dans sa maison de campagne de Colombey, - La Boisserie - située sur les plateaux de la Haute Marne, dans une partie de la Champagne austère, déserte, encore couverte de profondes forêts.
Le matin, dans son bureau de travail - « la pièce d'angle où il découvre les lointains dans la direction du couchant » - encombrée des souvenirs de l'épopée de la France libre, de trophées, de cadeaux, il lisait. Il prenait ses livres au hasard de ceux qu'il recevait : des romans, des livres d'histoire ou de critique. Il ne paraissait pas avoir un goût particulier pour la peinture, la musique. Mais il aimait la littérature, des classiques latins aux vers de « L'Aiglon » (d'Edmond Rostand) qu'il récitait encore de mémoire - d'une mémoire qui tenait du prodige - avec une préférence pour Goethe et Chateaubriand.
Il réagissait en écrivain et il aimait leur compagnie. Il répondait à chaque auteur pour le remercier de l'envoi de son ouvrage : toutes les lettres qu'il écrivait à Colombey l'étaient de sa main. Les enveloppes aussi, qu'il timbrait lui-même. L'après-midi, il marchait. Il se promenait bien sûr, dans le petit parc de deux hectares de Colombey - dont il a écrit qu'il avait fait quinze mille fois le tour, - mais surtout, avec Mme de Gaulle, la canne à la main, dans l'une des forêts voisines, surveillés à distance par plusieurs inspecteurs.
Aussi, peut-on penser qu'il aimait la nature. « A mesure que l'âge m'envahit, a-t-il écrit aux dernières lignes de ses mémoires, la nature me devient plus proche ». Il aimait les arbres, les contemplait longuement, « un bel arbre, disait-il, est l'une des rares choses qui ne s'achètent pas ». Il aimait les animaux : il se préoccupait du sort de ceux qui lui étaient offerts au cours de ses voyages et, à Colombey, il avait interdit que soient tuées les poules. Et, à Paris, s'il sortait dans le parc de l'Elysée, c'était uniquement pour aller donner du pain aux cygnes de la pièce d'eau.
Le Général vivait à Colombey en solitaire. Ses petits enfants, ayant grandi, venaient moins souvent pour leurs vacances. Il n'avait pas d'amis, passait ses journées dans la solitude qui a été « sa tentation » et qui est aujourd'hui « son amie ». « De quelle autre se contenter, a-t-il écrit, quand on a rencontré l'histoire ? ». Le chef de l'Etat était sans gaieté apparente.
Sa vie a été marquée, en 1945, par la mort de sa seconde fille, Anne, enfant pour qui il avait une tendresse particulière, dont la maladie fut la plus grande de ses souffrances, et qui repose dans le cimetière à Colombey, contre la vieille église, là où de Gaulle a demandé à dormir de son dernier sommeil.
L'idée de la mort - qu'il a frôlée tant de fois au cours de son existence, de Verdun au Petit-Clamart - lui était familière. Cette pensée ne le quittait plus et il faisait souvent allusion au « peu de temps qui lui restait à vivre ». Et ses mémoires se terminent par l'image de ce « vieil homme sentant venir le froid éternel ». De Gaulle était chrétien. Il l'était simplement sans ostentation aucune. Les de Gaulle ont leur banc à l'église de Colombey où le Général assistait chaque dimanche, à la messe au milieu des habitants du village, et où il communiait à Pâques et, à Noël, à la messe de minuit (à Paris, il assistait le dimanche à la messe, quelquefois servie par son aide de camp dans la petite chapelle de l'Elysée).
Dans cette intimité, comment se comportait-il ? On a évoqué sa solennité, sa simplicité, ses goûts. Sans doute faudrait-il souligner d'autres traits de son caractère : son extrême courtoisie d'abord, ses manières exquises à l'égard de ses invités, ses témoignages d'intérêt, ses marques d'attention pour ceux qui allaient mourir. Oui, de Gaulle pouvait être affectueux. De Gaulle était affectueux. Mais, cette affection, cette courtoisie constante dans la vie privée pouvaient faire place, dans le travail, à une sévérité et à une dureté : ses collaborateurs ne sont pas près d'oublier certaines scènes où le Général élevait la voix.
Ses aides de camp se souviennent de ses irritations et de ses colères. Son humour aussi, son ironie, ses plaisanteries, qui étaient souvent celles d'un « pince-sans-rire », qui allaient loin et qui étaient quelquefois cruelles. Elles étaient formulées souvent avec verdeur : héritage de la vie militaire, le Général de Gaulle employait volontiers l'argot.
Son extraordinaire dureté avec lui-même enfin : ses journées de travail étaient longues, celles de ses voyages officiels harassantes. Il ne voulait jamais s'occuper de sa santé. C'était chez lui un principe. Il ne se plaignait jamais. S'il avait une indisposition, personne ne le savait. S'il avait la fièvre, il continuait à travailler comme si de rien n'était.
Il demeurait imperturbable, au cours de ses voyages, sous un soleil de plomb comme sous des pluies diluviennes, dans la fournaise de Djibouti ou les glaces de Saint-Pierre-et-Miquelon. Il apparaissait comme totalement insensible aux éléments extérieurs et aux contingences corporelles. On l'a vu en 1964, lors de son opération de la prostate : de Gaulle ne fut pas un malade comme les autres. Il ne voulut pas renoncer, avant l'opération, à son voyage au Mexique qu'il effectua, gravement malade. Moins de quinze jours après l'intervention, de retour à l'Elysée, il s'opposait à toute convalescence et reprenait, à la stupéfaction de ses médecins, sa vie normale de travail.