Juin 1960, le Congo belge à quelques semaines de l'indépendance

 

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Léopoldville, 2 janvier 1959, émeutes - AFP
Léopoldville, 2 janvier 1959, émeutes - AFP

Moins d'un mois avant l'indépendance du Congo Belge (futur Zaïre, aujourd'hui République démocratique du Congo) le 30 juin 1960, l'envoyé spécial de l'AFP décrivait le climat d'inquiétude régnant dans les quartiers blancs, où circulaient les rumeurs les plus alarmantes.

Le pays fut la propriété personnelle du roi des Belges Léopold II à partir de 1885, avant de devenir une colonie en 1908. De violentes émeutes à Léopoldville (aujourd'hui Kinshasa) en 1959, poussèrent les Belges à lui accorder l'indépendance.

En mai 1960, les premières élections législatives avaient été remportées par le Mouvement national congolais fondé par Patrice Lumumba, qui deviendra le premier –et éphémère– chef de gouvernement du Congo indépendant.

 

Le Congo à moins d'un mois de son indépendance

LEOPOLDVILLE, 5 juin 1960 (AFP) - Destiné, croyait-on, au gouverneur général belge, le « Palais de la Nation » sera à peine achevé pour l'installation du premier gouvernement congolais. Les ouvriers s'affairent autour de la grande batisse érigée sur la rive du fleuve, à laquelle la statue équestre du roi Léopold II semble tourner le dos. Ces ouvriers paraissent aussi pressés que la Belgique elle-même, brûlant toutes les étapes pour donner dans 26 jours l'indépendance totale au plus vaste territoire du continent africain.

L'ordre règne à Léopoldville. Tous les services publics fonctionnent normalement, tous les fonctionnaires belges restant au Congo, par ordre du gouvernement, jusqu'au jour de l'indépendance. Aucun Européen n'a été molesté dans la ville depuis deux mois. Troublée jusqu'à la mi-mai par des bagarres tribales qui faisaient plusieurs morts par quinzaine, l'immense ville noire de 400.000 habitants jouxtant la ville blanche dort en paix chaque soir depuis l'imposition du couvre-feu.

L'inquiétude pèse pourtant, on la sent dans les quartiers blancs de la périphérie, où de nombreuses villas vides, dont les locataires préfèrent se réfugier dans le centre de la ville, ne reçoivent plus que la visite des cambrioleurs. On la sent à l'aéroport, où les longs courriers quotidiens, arrivés vides de Bruxelles, repartent bondés de femmes et d'enfants comme à chaque saison de congés. Cette année, la Sabena prévoit de mai à juillet un nombre de départs doublé (ce qui représente 7.000 passagers de plus et 80 vols supplémentaires).

Mais cela ne suffit pas. Les billets sont tous vendus deux mois à l'avance et de nombreux Belges ne pouvant avoir une place gagnent la Rhodésie ou le Kenya pour attendre les événements ou rejoindre l'Europe par d'autres lignes aériennes. Les navires sont pleins au départ de Matadi, et les entrepôts regorgent de mobilier. Il est impossible de chiffrer le nombre de départs prévus.

La même inquiétude provoque la chute du franc congolais qui est tombé aux trois quarts de sa valeur initiale, en dépit de la limitation des transferts sur la métropole, fixés à 10.000 francs belges par compte et par mois.

Les Belges qui restent – ils étaient 120.000 au Congo, dont une trentaine de mille à Léopoldville – dorment, disent-ils, avec une arme à portée de la main. A Léopoldville, ils n'ont pas grand-chose à craindre tant que l'énergique général Janssens commandera la « force publique », mais ils doutent fort que les hommes de troupe congolais lui obéissent après le 30 juin.

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9 juillet 1960, des Européens quittent le Congo belge via Brazzaville - AFP
9 juillet 1960, des Européens quittent le Congo belge via Brazzaville - AFP

Les Belges ont deux motifs majeurs d'inquiétude : d'abord les 15 millions de Congolais attendent de l'indépendance autre chose que le droit de déposer des bulletins de vote dans les urnes. La plupart ne savent pas lire et escomptent tirer de l'indépendance un bénéfice plus immédiat. C'est ainsi que les bruits les plus fantaisistes courent dans tout Léopoldville : maisons, voitures et femmes belges ont déjà été tirées au sort (...).

Le second grand motif de crainte est que les bagarres entre partis – c'est-à-dire entre tribus d'une province à l'autre ou à l'intérieur de la même province – ne dégénèrent en émeutes dont les Blancs seraient les premières victimes.

C'est sur cette peur latente qu'a paru jouer M. Patrice Lumumba, cet ancien commis des postes entraîné par sa fougue libératrice et ses amitiés panafricaines au premier rang des nationalistes congolais.

Il a prédit une explosion de la colère populaire si son parti victorieux aux élections ne recevait pas immédiatement la direction de l'Etat et du gouvernement.

Mais en dépit de cette déclaration fracassante qu'une trentaine de journalistes internationaux ont été appelés à reproduire, l'administration belge refuse de s'affoler. M. Lumumba, dit-on dans les milieux dirigeants belges, espère prendre un jour la direction de tout le Congo. Pour le moment, il contrôle seul, ou grâce à des alliances politiques, trois gouvernements provinciaux sur six (c'est-à-dire tout le Congo du centre-est moins le Katanga) mais il ne dispose que du quart des sièges à l'Assemblée nationale.

S'il voulait éliminer les leaders minoritaires, tel le taciturne Joseph Kasavubu, populaire surtout à Léopoldville, ou les représentants des régions sud, M. Lumumba rejetterait vers le séparatisme la province de Léopoldville et la Katanga avec ses richesses. M. Lumumba, disent les Belges, sait aussi que ni l'Europe ni le Congo ne sont en mesure de prendre immédiatement la relève de la Belgique, et que des troubles poussant les Belges à un exode brutal paralyseraient son pays. M. Lumumba, ajoutent les Belges, pourrait pour un temps se contenter d'une des principales places en attendant de les avoir toutes, s'il y parvient.

(...)

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27 janvier 1960, Patrice Lumumba arrive à Bruxelles - AFP
27 janvier 1960, Patrice Lumumba arrive à Bruxelles - AFP

Patrice Lumumba prononce le jour de l'indépendance un virulent discours dénonçant les abus de la colonisation belge, marquant sa rupture avec l'ancienne métropole. Premier ministre du Congo indépendant de juin à septembre 1960, il est assigné à résidence par le géneral Joseph-Désiré Mobutu (ce dernier renversera aussi, en 1965, le président Joseph Kasavubu).

Transféré au Katanga (sud-est), région minière qui fit un temps sécession avec le soutien de la Belgique, Lumumba y est assassiné à 35 ans, le 17 janvier 1961, avec la complicité présumée de la CIA et du MI6 britannique.

La Belgique a présenté ses « excuses » en 2002. Son ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, avait alors reconnu que « certains membres du gouvernement d'alors et certains acteurs belges de l'époque portent une part irréfutable de responsabilité dans les événements qui ont conduit à la mort de Patrice Lumumba ».

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« Indépendance cha cha » : la détresse des deux derniers musiciens encore en vie

Par Samir TOUNSI

En janvier 1960 se tenaient à Bruxelles les négociations sur l'indépendance du Congo belge. Accompagnant la délégation congolaise, l'orchestre African Jazz de Joseph Kabasele, dit « Grand Kallé », allait composer un morceau, « Indépendance Cha Cha », devenu l'hymne de l'émancipation du continent noir.

En 2019, un journaliste de l'AFP a retrouvé à Kinshasa les deux derniers musiciens du groupe encore en vie.

KINSHASA, 29 juin 2019 (AFP) - Une chanson est devenue l'hymne des espoirs vite déçus dans l'Afrique d'après 1960 : « Indépendance cha cha ».

Ce monument de l'histoire musicale du continent est l'oeuvre du groupe African Jazz de Joseph Kabasele, alias Grand Kallé, mort en 1983. Ses deux derniers musiciens encore en vie viennent d'interpeller le président de la République pour demander la « reconnaissance » de l'Etat congolais, accusé de les laisser vieillir et mourir dans l'oubli et le dénuement.

« Je ne chante pas très bien ! », prévient le seul sociétaire de l'African Jazz encore en bonne santé, l'ancien percussionniste Pierre Yantula Bobina, retrouvé et sollicité par l'AFP à son poste de chef de quartier de Lingwala, l'une des 24 communes de Kinshasa.

Il ne se fait pas davantage prier pour fredonner en lingala « Indépendance cha cha, tozuwi ye ... » : « Indépendance cha cha, nous l'avons obtenue / Nous voici enfin libres / A la Table ronde, nous avons gagné / Vive l'indépendance que nous avons gagnée ».

Début 1960, Pierre Yantula, alias « Petit Pierre », 18 ans à peine, est le benjamin des sept musiciens de l'African Jazz qui posent valises et instruments à Bruxelles.

Leur mission : accompagner et distraire la délégation congolaise qui négocie l'indépendance du Congo avec la puissance coloniale belge autour d'une « table ronde » conviée par le roi Baudouin.

Le nom des principaux leaders politiques est honoré dans la chanson : le futur premier président Joseph Kasavubu, son éphémère et légendaire Premier ministre, Patrice Lumumba, le Katangais Moïse Tshombé ...

– « Symbole de notre naïveté » –

« Vous voyez que la politique marche ensemble avec la musique », résume Petit-Pierre, formé aux rythmes afro-cubains et aux mélodies soignées des rumbas de l'époque.

« Voyez l'importance de cette chanson ! », s'enflamme-t-il, croyant se souvenir qu'elle a été improvisée par Joseph Kabasele, alias Grand Kallé, sur quelques notes de guitare avant même l'ouverture de la table ronde. « Kallé a prophétisé la réussite de la table ronde. "Oh Kimpwanza cha-cha tubakidi" : l'indépendance que nous avons arrachée aux mains des Blancs ! La chanson a stimulé les politiciens ».

Et plus encore, selon l'écrivain Alain Mabanckou pour qui cette chanson est devenue un « hymne de l'émancipation » en Afrique.

« Né six ans après ces indépendances, j’ai entendu "Indépendance cha-cha" dans la plupart des bars congolais de notre quartier de Pointe-Noire », se souvient le natif d'« en face », le Congo-Brazzaville.

« Avec le temps, cette chanson est devenue le symbole de notre naïveté et de notre insouciance », a écrit Mabanckou dans le journal français Libération en 2010.

« Les lumières trompeuses des "indépendances sur le papier" nous firent croire qu'il suffisait que le Blanc parte pour que le continent noir reprenne son vrai chemin », selon ce grand dénonciateur des présidents africains qui s'accrochent au pouvoir au détriment de leur peuple, sur les bords du fleuve Congo comme ailleurs.

Dans une récente reprise d'« Indépendance cha cha », sous-titrée « le jour d'après », le chanteur belge d'origine congolaise Baloji énonce aussi les illusions perdues des « promesses de l'aube / d'un Etat souverain / où le sol se dérobe / entre milices et rebelles / pillages et recels ».

– Droits d'auteur –

A Kinshasa en 2019, c'est une autre sorte d'amertume qui étreint Petit-Pierre lorsqu'il arrive chez son ami Armando Brazzos dans le quartier de Bandalungwa.

A 86 ans, l'ancien bassiste est prostré sur le canapé dans le salon, malade, muet, absent, malgré l'arrivée inopinée de son ami. Il jette un regard inexpressif sur les photos d'archives étalées sur la table.

« Malheureusement, le pays ne s'occupe pas de notre papa », déplore Bob Brazzos Mulema, 35 ans, l'un de ses fils.

A quelques jours des commémorations du 30-juin, Petit-Pierre a fait savoir à la presse qu'il avait envoyé une lettre au nouveau président Félix Tshisekedi déplorant cette « non-reconnaissance ».

« C'est en faveur de mon aîné qui est malade », soupire Petit-Pierre, toujours en forme, lui, malgré une amputation du pied gauche dès 1963 à la suite d'un accident de la circulation qui a mis fin à sa carrière musicale.

Plus précisément, l'ex-maître de la conga revendique des « droits voisins » sur l'oeuvre de Grand Kallé, au bénéfice « des artistes qui ont joué à la table ronde ».

Petit-Pierre, 77 ans, ne vit pas dans l'abondance. « Je suis fonctionnaire de l'Etat. J'attends ma retraite que l'on ne m'a pas encore donnée », lance-t-il, avant de prendre un taxi, seul et claudiquant, anonyme dans de la foule de Kinshasa où la moitié de la population a moins de 20 ans.

Il promet de se battre jusqu'au bout, avec sans doute l'espoir d'accommoder un jour les paroles de Grand Kallé : « "Reconnaissance, cha, cha ... ».