Une libération des prix chaotique inaugure l'ère post-soviétique
Décidée par Boris Eltsine, la libération des prix en janvier 1992 se fait dans la douleur pour une population qui a déjà expérimenté les pénuries de toutes sortes en plus d'une forte chute de son niveau de vie.
Voici à partir de différentes dépêches de l'AFP, le récit des débuts tourmentés de la première grande réforme économique post-soviétique qui va aggraver l'insécurité quotidienne de millions d'habitants et ternir l'image du nouveau maître du Kremlin.
- Confusion au premier jour -
Le premier jour de la libération des prix, en Russie et dans la Communauté des Etats Indépendants (CEI), se passe dans la confusion avec des magasins fermés ou vides, ou partiellement approvisionnés, certains prix débloqués, d'autres pas, et une administration ignorante des réalités sur le terrain, rapporte l'AFP le 2 janvier.
"Personne ne sait rien": des clients aux vendeurs, des fonctionnaires aux journalistes de la télévision, c'est le même constat. "Pourquoi vous adressez-vous à moi pour connaître les prix? Comment pourrais-je le savoir", tonne au téléphone un conseiller du maire de Moscou, où tout se passe néanmoins sans trop de tension.
Il y a des magasins ouverts et qui ont des marchandises. Quelques-uns ont gardé les prix anciens, la plupart ont déjà changé leurs étiquettes. Certains tentent une hausse en douceur, "pour ne pas faire fuir le client", d'autres placent d'emblée la barre très haut. Toutes les boulangeries appliquent déjà les nouveaux prix, soit trois fois maximum les prix antérieurs.
- Installation douloureuse -
Le 5 janvier, l'AFP observe: "quatre jours d'expérience et déjà l'amertume: pour la population russe et celle des autres républiques de la CEI contraintes de suivre le mouvement, la pilule de la libération des prix est plus dure encore à avaler qu'elles ne l'imaginaient".
Tous les prix ont été multipliés par trois, quatre ou dix, mais les magasins restent désespérément vides.
La crème fraîche tant prisée est proposée à un tel prix -jusqu'à 150 roubles- qu'elle se gâte avant de trouver preneur. Ainsi en Moldavie la firme "Moloko" a dû retransformer la crème invendue en beurre, qui ne se vend pas non plus à cause de son prix.
Déjà la grogne se fait jour. Les agences de presse signalent des montées de la tension ici ou là. A Yakoutsk (Sibérie), la société de taxi a fixé le prix du kilomètre à 3,60 roubles, avec un rendement minimum de 84 roubles par jour pour les chauffeurs. Les taxis, qui ne trouvaient pas de clients et se faisaient en plus insulter ou agresser, se sont mis en grève.
En Ukraine comme en Moldavie, le mécontentement a trouvé son expression politique aux parlements devant lesquels les gouvernements ont eu fort à faire pour défendre leur position.
- Boris Eltsine critiqué -
La libération des prix a sonné le glas de l'état de grâce de Boris Eltsine, titre, le 7 février, une dépêche de l'AFP.
En précipitant la grande majorité de la population russe en-deçà du seuil de pauvreté, la libération des prix intervenue cinq semaines auparavant, a porté un rude coup au capital de confiance dont jouissait Boris Eltsine depuis son élection au suffrage universel l'an dernier et sa victoire sur les putschistes du mois d'août.
De fait, l'inflation officiellement estimée à 400% en janvier, alors que les magasins restent toujours désespérément vides et que les réformes économiques piétinent, a terni l'image de Boris Eltsine, que les journaux n'hésitent plus à caricaturer.
Le dernier numéro de l'hebdomadaire Kommersant fustige sa toute nouvelle "passion" pour les voyages à l'étranger et le compare à son prédécesseur Mikhaïl Gorbatchev: sur un dessin, Boris Eltsine, la poitrine abondamment décorée de médailles très "brejneviennes", est en train de se faire peindre sur le front la célèbre tache du père de la perestroïka tandis que des colombes de la paix virevoltent autour de lui.
Etourdie à longueur de journée à la radio, à la télévision et dans la presse par des analyses et commentaires sans fin sur "l'économie de marché" qu'elle ne voit toujours pas venir, la population semble pour l'instant se détourner de la politique.