Le drapeau rouge ne flotte plus sur le comité central
Pour avoir mis en échec le coup d'Etat conservateur d'août 1991, Boris Eltsine a dorénavant le vent en poupe. Et il multiplie les décrets pour s'assurer la réalité du pouvoir en URSS.
Voici un reportage daté du 23 août de l'un des envoyés spéciaux de l'AFP, Bertrand DE SAISSET, témoignant du bouleversement en cours des rapports de force politiques dans le pays.
MOSCOU, 23 août 1991 - A 18h30 (17h30 heure de Paris), vendredi à Moscou, tout un monde s'est écroulé devant les yeux de quelques centaines de personnes seulement: le drapeau rouge, symbole de la révolution bolchévique, a été retiré du haut du bâtiment du comité central du parti communiste soviétique où il flottait jusqu'alors orgueilleusement.
Aussitôt après, le drapeau de la Russie tsariste, tricolore blanc, bleu, rouge, avec l'aigle à deux têtes, était planté sur la principale porte de l'imposant bâtiment dont la mairie de Moscou, d'obédience libérale, avait pris le contrôle. Un puissant "Russie, Russie" accueillait l'événement.
Micha, un petit garçon de cinq ans, avait donné le ton peu avant, en urinant sur le bas de la façade, sous les applaudissements de la foule. Un homme s'en était immédiatement après emparé et, le portant à bout de bras, s'était écrié: "voilà le premier homme libre de Russie".
Profitant de la confusion, un autre manifestant s'était à son tour approché du mur pour y apposer une affichette sur laquelle il réclamait "un Nuremberg " pour le PC soviétique, une allusion au procès des dirigeants nazis qui s'était déroulé à l'issue de la Seconde Guerre mondiale dans cette ville allemande.
A deux pas de là, à 19h20 (18h20 heure de Paris), l'immeuble abritant le comité central des jeunesses soviétiques connaissait le même sort: le drapeau rouge était enlevé de son toit. Vingt minutes plus tard, le drapeau tricolore russe le remplaçait.
Les choses sont allées très vite vendredi après-midi.
- Une chaîne humaine -
A 14h00, des milliers de personnes s'étaient rassemblées à la suite de rumeurs selon lesquelles le comité central du PCUS s'apprêtait à emporter "des documents". Une chaîne humaine se mettait instantanément en place autour du bâtiment. A la fois pour éviter le saccage par la foule des locaux et pour empêcher la fuite des responsables du parti encore à l'intérieur.
Un policier de faction confiera toutefois à l'AFP que la milice avait reçu l'ordre dès jeudi soir d'empêcher quiconque de sortir.
Plus loin, rue Nikitnikov, plusieurs cordons de jeunes gens venus du parlement de Russie bloquaient le départ des voitures du comité central. L'évacuation du personnel de l'administration était soigneusement filtrée et ordre était donné de faire ouvrir toutes les mallettes. "Honte à vous" scandaient les manifestants en regardant partir les fonctionnaires.
Puis un membre de la mairie de Moscou annonçait aux manifestants, dont le nombre décroissait sans cesse, que, conformément à un arrêté du maire Gavriil Popov, les immeubles du parti communiste de la capitale étaient placés sous scellés jusqu'à la fin de l'enquête sur le rôle du PC dans le coup d'Etat.
Au même moment, au parlement russe, le président de la Fédération de Russie Boris Eltsine signait à la tribune un décret suspendant les activités du parti communiste de Russie.
- Gorbatchev à contre-courant -
L'appel du président soviétique Mikhail Gorbatchev à ne pas céder à l'"hystérie anti-communiste" lancé dans la même enceinte et son rejet de la proposition d'un député russe de démanteler le PC en tant qu'"organisation criminelle" s'inscrivaient dès lors complètement à contre-courant des événements.
Cependant, les représentants de la municipalité de Moscou qui négociaient au siège du comité central afin notamment d'obtenir le départ de "la garde, fortement armée" du bâtiment, des hommes du KGB semble-t-il, ont multiplié les appels au calme, craignant un dérapage.
Reste à savoir ce que la mairie fera de l'immeuble: "il appartient au peuple. C'est lui qui décidera ce que l'on en fera", estime Pavel, membre des services de sécurité russes.
La prise du Palais d'Hiver, pendant la révolution bolchévique, ne s'est donc pas répétée ce vendredi. La municipalité s'est efforcée de s'emparer pacifiquement de ce symbole de 70 ans de totalitarisme.
Deux hommes ont écrit à la craie, près de la porte: "on y est arrivé : 07/11/1917, 23/08/91" ...