Eric Schwab, des photographies de l’inhumain
Par Yves Gacon
PARIS, 12 février 2014 - Ce sont quelques dizaines de photos d’Eric Schwab dans les archives de l’Agence France-Presse. Un nombre insignifiant dans un fonds photographique de plus de trente millions de documents numériques et de sept millions d’archives argentiques. Mais une valeur inestimable pour la mémoire et au regard de l’Histoire.
Eric Schwab, l’un des premiers photographes travaillant pour l’AFP après la refondation de l’agence en août 1944, a été le témoin des horreurs que les Alliés ont découvert au fur et à mesure de la libération des camps de la mort en Allemagne.
Avec l’écrivain et journaliste américain Meyer Levin, tous deux se lancent en 1945 dans une « quête » douloureuse : Levin enquête sur le sort du peuple juif en Europe pendant la seconde guerre mondiale, Schwab est à la recherche de sa mère qui a été déportée en 1943.
« Nous savions. Le monde en avait entendu parler. Mais jusqu’à présent aucun d’entre nous n’avait vu. C’était comme si nous avions pu enfin pénétrer à l’intérieur même du cœur noir, dans les replis du cœur maléfique » écrit Meyer Levin dans son récit In Search, paru à Londres en 1950.
- « Parmi les premiers à entrer dans cet enfer » : L’historienne Annette Wiervorka rappelle ces propos en introduction de son livre 1945. La découverte paru récemment aux éditions du Seuil. Les deux correspondants de guerre juifs sont « parmi les premiers à entrer dans cet enfer ».
Né en septembre 1910 à Hambourg d’un père français et d’une mère juive allemande, Eric Schwab arrive à Paris au début des années 1930. Il fait ses débuts comme photographe de mode et de plateaux de cinéma. Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, il est mobilisé dans le nord de la France et participe brièvement aux combats. Il est fait prisonnier en juin 1940 dans la fameuse poche de Zuydcoote (Nord) avec des milliers d’autres soldats qui n’ont pas pu échapper à la déferlante des troupes allemandes.
On connaît peu de détails sur cette partie de sa vie. On sait qu’il parvient à s’évader d’un train de prisonniers en partance pour l’Allemagne, qu’il revient dans la région parisienne et entre dans la Résistance. Annette Wierviorka a retrouvé sa trace en 1944 sur les bords de Loire où il combat aux côtés des Forces Françaises de l’Intérieur.
- Périple en jeep vers l'univers concentrationnaire : Après la libération de Paris, Schwab travaille pour l’AFP à partir de septembre 1944. Accrédité auprès de l’armée américaine, il devient correspondant de guerre et suit la progression des troupes alliées. Sa rencontre avec Meyer Levin début 1945 est un moment fort. C’est le début d’une grande amitié et d’un périple qui va les conduire vers l’univers concentrationnaire à bord de leur jeep « Spirit of Alpena ».
Le premier camp qu’ils découvrent début avril 1945 est celui d’Ohrdruf, annexe de Buchenwald, près de la ville de Gotha, aujourd’hui dans le land allemand de Thuringe. Curieusement, rappelle l’historienne spécialiste de la Shoah, « on ne retrouve pas de photos de Schwab sur ce camp ». Pourquoi Schwab n’aurait-il pas documenté ce premier camp ? Le mystère réside sans doute dans des archives disparues ou non exhumées à ce jour.
L’itinéraire des deux correspondants de guerre les conduits ensuite plus à l’intérieur de l’Allemagne, vers les camps de Buchenwald, Dachau, Leipzig-Thekla et Terezin.
Les premières photos connues de Schwab sont celles prises à Buchenwald et Dachau : un gros plan de la porte du premier camp avec cette terrible inscription « Jedem das Seine » (« A chacun ce qu’il mérite »), des visages émaciés, des regards apeurés, des corps décharnés, des vivants ressemblant à des gisants, des empilements de cadavres, les portes d’un four crématoire. En une vingtaine de photos, certaines à la limite de l’insupportable, il nous décrit toute l’horreur des camps d’extermination nazis. Il photographie l’inhumain perpétré par la barbarie.
- Il porte l'horreur des camps à la une des journaux : La photo d’un « Dysentérique mourant » (ci-dessus) est épouvantable. On y voit le haut du corps d’un homme, le regard absent, figé presque comme dans la mort. La revue Franc-Tireur publiera à la une le 27 avril 1945 cette photo prise vers le 12 avril. Un autre cliché pris dans le camp de Leipzig-Thekla fera également la une des journaux : celle d’un homme non identifié, assis, la tête entre les mains, face à un cadavre gisant à quelques mètres de lui.
A Buchenwald, Schwab retrouve parmi les internés des résistants et des journalistes ayant travaillé pour la presse clandestine sous l’Occupation. Sur une photographie rassemblant sept survivants, on distingue deux anciens de l’Agence Havas : Maurice Nègre qui deviendra directeur général de la nouvelle AFP à trois reprises, entre 1946 et 1954, et Christian Ozanne qui porte le pantalon rayé des prisonniers.
Souffrance et espoir : A Dachau, c’est à la fois l’horreur et l’espoir. Schwab réalise des portraits qui disent toute la souffrance des hommes et des femmes. Un prisonnier tend son bras sur lequel a été gravé un matricule dans les chairs. Un prisonnier en veste rayée parle avec une personne identifiée comme une femme livrée au bordel du camp. L’espoir renaît avec un groupe de Français assistant au lever du drapeau tricolore arborant la croix de Lorraine. La première messe est célébrée par les prêtres du camp.
Après l’horreur de Dachau, les deux correspondants de guerre assistent à la prise du château d’Itter (Autriche) où ont été internées des personnalités politiques et des autorités militaires françaises. Les Allemands y ont regroupé une impressionnante galerie de ministres, de généraux, de diplomates, de leaders politiques.
Il y là entre autres deux anciens présidents du Conseil, Edouard Daladier, signataire des accords de Munich et Paul Reynaud ; plusieurs généraux dont le général Gamelin commandant de l’armée française qui a subi la défaite en 1940 et le général Weygand, ministre du gouvernement de Vichy ; Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT ; Marie-Agnès Cailliau, sœur du général de Gaulle ; le tennisman Jean Borotra, le « basque bondissant » qui était l’un des célèbres « quatre mousquetaires » vainqueurs de la Coupe Davis dans les années d’avant-guerre.
Le château du Tyrol autrichien est libéré le 5 mai 1945. Schwab réalise ce jour-là une belle série de portraits de ces personnalités posant en compagnie de leurs libérateurs.
La dernière étape du périple mène les deux hommes au camp de Terezin (Theresienstadt en allemand), situé près de la frontière allemande, ville aujourd’hui en République tchèque. A quelques jours de la fin de la guerre, c’est une région en plein chaos. La population s’enfuit devant l’avancée des troupes soviétiques pour passer en zone contrôlée par les Américains.
La plupart des camps ont été libérés. Eric Schwab est toujours à la recherche de sa mère Elsbeth. A l’entrée de Terezin, il s’éloigne pour rejoindre les baraquements. Il revient un peu plus tard accompagné d’une petite femme, alors âgée de 56 ans, qui a échappé à la mort et s’occupe des enfants survivants. Ce fut un moment d’intense émotion. Il semble que par pudeur il n’ait pas voulu photographier sa mère. Ou s’il l’a fait, les clichés n’ont pas été publiés.
Après Terezin, « les routes d’Eric Schwab et Meyer Levin se séparent » note Annette Wieviorka. Le premier a atteint son but, retrouver sa mère vivante. Le second va poursuivre son enquête sur l’anéantissement du peuple juif.
Les témoignages visuels sur l’horreur concentrationnaire ont été largement diffusés dès 1945. Mais Eric Schwab n’a pas connu immédiatement la notoriété d’autres photographes qui ont documenté la libération des camps. Margaret Bourke-White, Lee Miller et George Rodger étaient alors bien plus connus.
Des photos pour la plupart non signées Comme souvent pour un photographe d’agence, ses photos étaient reproduites dans la presse, mais pas signées. On connaît peu son visage. Annette Wieviorka reproduit dans son livre un rare autoportrait où il pose en uniforme de correspondant de guerre, avec un appareil argentique Rolleiflex au format 6 X 6.
Il faudra attendre plusieurs années pour que soient reconnus les talents de Schwab, notamment la qualité de ses cadrages, la force de ses portraits. Ses photos deviennent alors des icônes d’une terrible période de l’humanité.
L’historien de la photo Clément Chéroux estime qu’en tant que juif, il a photographié « la souffrance des siens ». « En tant que fils de déportée, c’est évidemment le martyre de sa propre mère qu’il percevait à travers ses rescapés », écrit-il dans son livre Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1939) paru aux éditions Marval.
- De l'Allemagne à New York : Une exposition de ses photos, organisée par l’AFP, les archives nationales et le musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, lui a rendu hommage en 2004.
Son travail photographique a été répertorié et mis en évidence par Mikael Levin, le fils de Meyer, qui a reconstitué l’itinéraire des deux hommes dans son livre War Story et permis l’identification des photos dans les fonds de l’AFP : « Mikael est le passeur de l’œuvre de son père, mais aussi de celle de Schwab » souligne Annette Wieviorka. Une grande partie de ses photos se trouve aux archives de la Bibliothèque Nationale.
Après la guerre, Eric Schwab quitte la France en compagnie de sa mère et s’établit à New York en 1946. Pendant quelques années, il continue à collaborer à l’AFP, sur des sujets plus légers. Passionné de jazz, il documente les rues de Broadway, les clubs de jazz d’Harlem, les bains de mer à Coney Island. L’AFP possède dans ses fonds quelques photos du pianiste Nat King Cole prises par Schwab lors d’un concert au théâtre Apollo en 1950 à Harlem.
Eric Schwab quitte l’AFP au début des années cinquante. Il travaille ensuite dans divers organismes des Nations Unies à New York et Genève, notamment à l’Organisation mondiale de la santé. Il voyage et s’intéresse particulièrement au sort des réfugiés. Une de ses photos intitulée « réfugiés au Pendjab » prise en Inde en 1951 sera sélectionnée pour la mythique exposition photo The Family of Man en 1955 à New York.
Il n’a semble-t-il pas laissé de récit sur la découverte des camps et ses retrouvailles avec sa mère, décédée en 1962. Eric Schwab est mort en 1977 à l’âge de 67 ans.